Chapitre 6 – Génération écran total

Le voyageur immobile

« On dira que Néo est moins l’homme nouveau que l’homme, à nouveau (…). Cela signifie que le monde dont rêvent les insurgés, les résistants de Matrix, leur idéal, c’est précisément notre monde. Leur futur est notre présent. », observe Jean Pierre ZARADER dans Matrix, machine philosophique*. Et inversement : ce qui était notre futur dans les films de science fiction est désormais leur présent.

– « Lucas, lâche ton ordi, on passe à table ! »
est sans doute la phrase la plus entendue dans les chaumières à l’heure des repas. C’est en tous cas la mienne avec un Lucas de 21 ans à la maison. Mais ce Lucas là est en tous points identique aux millions d’enfants nés entre 1980 et 95, la génération écran total, les Y, qui succèdent aux X, désabusés et individualistes, eux même engendrés non pas par des W, mais par les baby-boomers de la génération après-guerre.

Elevé au biberon PC, cocooné par la télé, cette nurse addictive, le Y a comme réflexe de base de regarder et de cliquer. Souris, télécommandes, consoles, joysticks, smartphones, ça clique à tout va, et ça ne vient pas manger. La nourriture digitale et virtuelle nourrit le Y : le jeu, l’information, la télé à la demande, les réseaux de copains, le chat (appelons un chat ramdam, c’est plus français). La véritable causerie est au coin de l’écran. Enfermé mentalement dans sa grotte écran total, mon Y de fils blanchit à vue d’œil, comme une endive…
– « Lucas, ce soir c’est endives au jambon, lâche ton ordi… »
Je ne vais pourtant pas le blâmer, moi qui lui ai pratiquement interdit, enfant, d’aller jouer dans la rue pleine d’insécurités, moi qui suis si fier de sa dextérité à comprendre et utiliser son PC, moi qui en ai fait un enfant roi, négociateur hors pair qui pose des limites et exige des droits : « M’enfin, c’est quoi ces statistiques qui nous tuent le moral ? 4 heures par jour devant un écran ?…Puff, devant un ordinateur, ça ne compte pas !»
Put the blame on me, boy !

Je ne le comprends que trop : la vie dans la grotte écran total, c’est le monde des plaisirs et des sens sans peur. C’est le lieu où le mouvement du corps extérieur et la conquête de l’intériorité sont censés s’accorder pleinement dans la conscience d’un mouvement purement cybernétique. Le Y est un voyageur immobile…

* Matrix, machine philosophique. Divers auteurs. Ellipses. 2003

Le bal des débutants

Alors, quitter la grotte pour aller s’épanouir dans la vallée du travail, pas facile ! Il fait froid en dehors de la grotte…
Mon Y, stimulé par ses 20 ans, mais surtout par son paternel en furie (j’ai traversé toutes les étapes, de « appliquer la procédure de harcèlement parental par SMS » à « comment débrancher le wifi sans laisser de traces » en passant par « affirmer son autorité par la force sans permettre la moindre négo »), bac en poche, choisit Philo à la fac, histoire de continuer son voyage immobile. Après les trois premières heures de cours, le principe de réalité ancre la conscience d’un mouvement instinctif et la sentence tombe : « Je vais travailler ! Faut que j’me trouve un CDD pour me faire une première expérience ». Je l’écoute avec jubilation faire siennes les croyances que je lui ai paternellement inculquées…

Un mois après, quai saint Michel dans une grande librairie, mon fyston conseille au rayon livres scolaires et para-scolaires. Satisfait de contribuer à quelque chose d’utile, attiré par l’expertise et les compétences, il est un excellent vendeur confiant et optimiste.
Un jour, à la faveur de dix minutes de liberté, alors qu’il cherche sur l’écran de la librairie un livre d’heroïc fantaisy pour un client, il se fait alpaguer comme un voleur « – Hé, tu sais que tu n’as pas le droit de toucher à l’ordinateur, t’es pas chef de rayon et en plus t’es le dernier arrivé… ». Interdit comme un délinquant, il souffre d’émotions contradictoires : respecter la hiérarchie ou retourner dans la grotte ?

Un autre jour, peu après l’incident : « – Hé, aujourd’hui, tu n’es pas à la vente, tu vas mettre en rayon les trois palettes qui arrivent de l’entrepôt. Le manutentionnaire est malade. C’est à toi de le faire, t’es le dernier arrivé ». Interloqué, mon Y souffre à nouveau d’émotions contradictoires : faire preuve d’affirmation de soi, de quête de sens, d’esprit de justice, ou bien retourner dans la grotte ?

Une autre fois, après qu’il ait demandé son planning de présence sur les deux semaines à venir afin d’organiser un juste équilibre entre travail et vie privée : « – Hé, ton planning, c’est moi qui le fait, et j’ai pas le temps de m’en occuper. D’ailleurs, j’ai décidé que tu finirais tous les jours à 19h30, comme tu es le dernier arrivé »…/… Décalage, envie de grotte.
Après six mois de souffrance, y compris au niveau des lombaires, mon Y n’a pas jugé bon de renouveler son CDD. Peu content de son passage en entreprise, mais satisfait d’avoir respecté son engagement, il me dit : «- Bah, je devais me faire une expérience, c’est fait ou pas, mais franchement, ils n’aiment pas trop la différence, ils sont juste trop nuls ! Si c’est ça le management, t’as du boulot pour la vie ! ».
En bon gamer capable de retrouver une stratégie de jeu, il capitalise sur les euros économisés, s’inscrit pour un séjour linguistique de trois mois à Tokyo, bourre sa valise de T-shirts à têtes de morts, de câbles, DVD, clés USB, et autres consoles de jeux et s’envole déchiffrer les idéogrammes au pays de la J Cool, des mangas, des robots et du respect de l’autre.
Depuis lors, c’est moi qui occupe sa grotte, remerciant Néo et ses disciples d’avoir inventé MSN, Facebook, et autres Skype pour me permettre de rester en contact avec mon Geek de fils…

Une question de chromosomes

L’expérience de mon fils montre assez clairement que les digital native, première génération à se construire avec des ordinateurs, est à un monde de différence de la précédente génération. Pourtant l’entreprise a besoin de lui et de ses digital talents. Reste à trouver la compatibilité X – Y, un sacré défi !

Question chromosomes, le manager X devra composer avec ces quelques spécificités :

  • Le Y s’appuie sur la Tribu, dont la famille (souvent recomposée) fait partie. Pour lui, l’outil de socialisation remplace souvent le parcours d’apprentissage.
  • Le Y aime les relations directes, tolérantes et naturelles mais point trop n’en faut. Il préfère les relations à distance ou indirectes : mails, sms, Internet…. Il fonctionne en mode social plutôt que « mode mammifère », avec une très forte habitude du feed back immédiat dès qu’un signal est envoyé.
  • Il aime les jeux complexes en réseau et a développé une vision systémique du monde : il aime les paradoxes, adopte une vision plus haute et plus large, admet qu’il n’y ait pas forcement de causes à effets, intègre le ET à la place du OU, est un familier de l’ubiquité…, le tout uniquement si ça l’arrange.
  • Il possède une mémoire de crise (« l’entreprise a fait souffrir mes parents »), a intégré les 35 heures comme un fait de société. Il est donc présentéiste et vit dans l’immédiateté : tout est en temps réel. Ce n’est pas le mouvement qui est important mais la conscience du mouvement : le numérique, c’est le mouvement dans l’immobilité.
  • Il a un niveau de culture générale moyen à faible, mais dispose d’outils d’extension de la mémoire et peut googliser à foison les problématiques posées et disposer le l’information à tout moment.
  • Il laisse le temps linéaire écraser les rites initiatiques liés au sortir de l’adolescence ; l’entrée dans le monde adulte est différée. Actuellement, les jeunes papas ont 32 ans et les mamans 30. Et ce ne sont pas encore les Y…
  • Il a développé l’entreprise de soi et entend équilibrer vie personnelle et vie professionnelle.

Sans parler des effets qui se sont penchés sur le berceau du digital native et qu’il vaut mieux maîtriser au risque de louper l’intégration :

  • L’effet techno : le Y aime évoluer dans un environnement où l’innovation est reconnue et sollicitée.
  • L’effet « je résiste à mes parents depuis toujours » : En entreprise, il est vigilant sur son intégration concrète, et sur le respect des engagements.
  • L’effet éducation libérale : Il entend être associé sur les choix et les moyens face aux actions à mener.
  • L’effet « je veux jouer aussi ! » : Il déteste avoir la sensation d’être un simple exécutant. – – L’effet « rap » : Pour lui, le respect est une valeur non négociable.
  • L’effet « trop cool ! » : Il s’attend à être respecté dans son unicité et son originalité.
  • L’effet « trop pas ! » : Il aimerait que l’Entreprise soit souple envers la courtoisie, la ponctualité, le port d’habits uniformes.

Intégrer les Y, trop ou trop pas ?

Les entreprises vivent un moment unique de notre histoire commune : avec l’allongement de la vie et les départs plus tardifs à la retraite, quatre générations peuvent se trouver dans un même lieu de travail. Voilà qui suppose de changer nos représentations conformistes sur les nouvelles générations et de porter un regard optimiste sur leurs capacités à changer notre vie demain. Ne nous leurrons pas, à la façon de leurs ainés les boomers hippies, ils sont en train de bâtir un monde nouveau où l’individualité remplace l’individualisme, et où les réseaux collaboratifs remplacent le collectivisme.
Pascal Grégoire, Directeur Associé de l’agence de publicité « La Chose », a fait l’expérience d’un management des Y qui semble parfaitement fonctionner :
« Chez nous, il n’y a pas de système hiérarchique, c’est quasi horizontal. Chacun amène son talent et son expérience en tant que manager et eux nous apportent les idées nouvelles.
Nous créons des équipes courtes de 2 à 4 personnes, même sur une grosse compétition. Cela nous donne de la réactivité, de la curiosité et de la rapidité.
Nous avons mixé les univers d’origine, par exemple : les générations internet travaillent avec des as du marketing ou de la com.
Nos équipes, c’est une armée Mexicaine : les français côtoient des Belges, des Anglais, des Colombiens… Nous favorisons la coopération, y compris dans nos ateliers de création. Tout cela crée de la solidarité.
Nos jeunes collaborateurs, viennent à l’agence le week-end jouer à des jeux vidéos. Ils fonctionnent en bande, c’est comme une deuxième famille, voire la première. Il y a une magnifique énergie ! »
Et ça marche aussi ailleurs que dans la pub ? Oui, dans Manager la génération Y, Isabelle Jacob*, superviseur de projets créatifs et innovants, propose des pistes concrètes pour s’allier ces nouvelles forces vives. Elle fait bien sûr le pari d’une approche résolument créative et collaborative, basée sur l’énergie d’entreprendre, les passions et l’utilisation des outils collaboratifs.

Voici quelques méthodes appliquées dans une grande compagnie d’assurances :

  • Le partage de l’information est canalisé sur les outils des nouvelles technologies
  • Les réunions sont gardées pour une production commune à forte valeur ajoutée
  • Les tâches routinières sont transformées en mini-projets « challengeants », avec des responsabilités tournantes
  • Les projets sont attribuées en fonction des passions et des motivations, et non pas uniquement en accord avec les savoirs techniques
  • Les communautés de métiers sont développées avec des outils de type Facebook
  • Les espaces de travail sont modifiés en mode projet
  • La flexibilité des horaires se pratique couramment, le travail à domicile encouragé
  • Les « casual Fridays » (code vestimentaire décontracté le vendredi) et autre signes de décloisonnement des habitudes sont favorisés
  • Les Y sont missionnés sur des aspects de veille concurrentielle, technologique ou métier
  • La prise en charge de préoccupations tels que la responsabilité sociale, l’éthique au travail ou le développement durable est encouragée en mode projet.
  • Le tutorat est inversé : des juniors vers les seniors, notamment sur l’utilisation des outils informatiques.
* « Manager la génération Y : et si la créativité était une réponse ? » par Isabelle Jacob article dans la Newsletter de Coaching Avenue de mai 2009
Voir aussi :
Le monde Hippie. Frédéric Monneyron et Martine Xiberras. Imago. 2008.
Génération Y mode d’emploi. Daniel Olivier et Catherine Tanguy. De Boeck. 2009.

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